Les enseignements à tirer de l’arrêt SAS 10 Médias c. SAS L’Equipe, SA Les Editions P. Amaury et SAS Team Media (Cour d’appel de Paris, Pôle 5 ch. 4, 23 février 2022, RG n° 19/19239)
La Cour d’appel de Paris a rendu le 23 février 2022 son arrêt dans le cadre du litige opposant la société SAS 10 Médias aux sociétés SAS L’Equipe, SA Les Editions P. Amaury et SAS Team Media (Paris, Pôle 5 ch. 4, 23 février 2022, RG n° 19/19239).
Dans ce dossier en « follow-on », i.e. consécutif à une action devant l’Autorité de la concurrence, la société 10 Médias demandait réparation de plusieurs chefs de préjudice qu’elle estimait avoir subi, relatifs à la fois au quotidien papier et au site Internet Le10sport.com.
En première instance, le Tribunal de Commerce de Paris, dans son jugement du 11 Juin 2019 (RG n° 2013004738), avait reconnu :
- un préjudice au titre du gain manqué sur la période effective de parution du quotidien papier Le10sport ;
- un préjudice de perte de chance limité (facteur de perte de chance de 4%) sur le quotidien papier (au-delà de la période effective de parution) ;
- un préjudice de gain manqué au titre du site Internet Le10sport.com ;
- l’absence de préjudice de perte de chance sur le site Internet.
La Cour d’appel a infirmé en partie le jugement du 11 Juin 2019 rendu par le Tribunal de Commerce de Paris (RG n° 2013004738) et considère que la faute civile des Editions P. Amaury n’est pas contestée mais qu’il appartient à la société victime de la pratique anticoncurrentielle de démontrer l’existence d’un lien de causalité entre cette pratique et le dommage allégué qui ne peut -être présumé.
Or, dans ce dossier, les difficultés du secteur de la presse ont été largement développées par les défendeurs pour expliquer le potentiel très limité que l’on pouvait attendre du développement du journal. Néanmoins, la Cour considère que « ni la crise du secteur de la presse écrite quotidienne traditionnelle depuis 2008, ni les spécificités de la presse quotidienne sportive particulièrement sur le segment “bas prix”, ni la qualité intrinsèque défaillante du journal à la supposer établie, ne sont de nature à exclure le lien causal entre la pratique d’éviction commise par le Groupe Amaury et le préjudice allégué ».
Dans ce contexte la Cour va malgré tout retenir l’existence d’un lien de causalité direct entre la pratique d’éviction sanctionnée et le dommage allégué, pour conclure à :
- l’existence d’un préjudice au titre du gain manqué sur la période effective de parution du quotidien papier Le10sport ;
- l’absence de préjudice de perte de chance sur le quotidien papier, considérant l’absence d’une éventualité sérieuse de réaliser une marge annuelle positive avec le 10Sport.com ;
- l’existence d’un préjudice de gain manqué au titre du site Internet Le10sport.com ;
- l’absence de préjudice de perte de chance sur le site Internet ;
- l’existence d’un préjudice moral, justifié par le fait que les pratiques reprochées auraient « terni l’image et la réputation de 10 Medias auprès du public » et « porté atteinte à la confiance et à la dynamique créée autour du lancement de ce nouveau quotidien ».
Alors que les montants totaux de préjudice auxquels concluent le Tribunal de Commerce et la Cour d’appel sont très proches, autour de 2 millions d’euros (contre une demande de plus de 52 millions d’euros), nous constatons que le Tribunal de Commerce comme la Cour d’appel ont retenu des conclusions différentes sur les deux principales difficultés rencontrées :
- la construction d’un scénario contrefactuel en l’absence de marché non impacté ;
- la caractérisation de l’existence d’une perte de chance sur un segment de marché non exploité à ce jour.
Sur le premier point concernant la définition d’un scénario contrefactuel, la Cour d’appel a finalement considéré qu’en « l’absence de marché comparable en France ou en Europe sur ce segment d’un quotidien national d’information sportive à bas prix, la Cour retiendra les prévisions de 10 Médias résultant des budgets prévisionnels », estimant ainsi que les prévisions de la société avant le lancement du journal restent la meilleure estimation disponible d’un marché qui n’a finalement jamais été exploité au-delà de la période limitée de parution des journaux Le10sport et Aujourd’hui Sport.
On constate que la Cour préfère s’appuyer, comme le suggère le Guide pratique de la Commission, sur les budgets prévisionnels de la société car elle considère impossible de construire un scénario contrefactuel se référant à des marchés non affectés par les pratiques. Cette approche diffère de celle retenue par le Tribunal de Commerce, qui avait retenu selon les paramètres soit la situation réelle de 10 Médias ou de L’Equipe (seul quotidien sportif national papier, bien que n’étant pas sur le segment à bas prix) soit des hypothèses issues des analyses des experts financiers respectifs des parties.
Sur le second point relatif à la perte de chance, la Cour d’appel a rejeté les demandes de l’appelante, qui invoquait une perte de chance à la fois sur le quotidien papier et le site Internet Le10sport.com, au motif, concernant le quotidien papier, de « l’absence d’une éventualité suffisamment sérieuse de réaliser une marge annuelle positive« . La Cour d’appel a ainsi estimé que « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable ne peut être retenue », alors que le Tribunal de Commerce avait considéré que « la perte d’une chance, même faible, est indemnisable ». Le Tribunal de Commerce de Paris avait retenu une « probabilité de succès » de l’« éventualité favorable » de 4% seulement, considérant « que le marché de la presse quotidienne « papier » est un marché qui n’est pas en croissance durant la période considérée » et que la « croissance aurait dû nécessiter des investissements supplémentaires ».
Concernant le site internet, la cour considère qu’il s’agit d’un accessoire du préjudice sur le titre « papier »et que l’absence de préjudice de perte de chance pour ce dernier écarte l’existence d’une perte de chance pour le volet digital.
Dans son arrêt, la Cour d’appel a également insisté sur la nécessité de justifier de l’actualisation d’un préjudice lié à l’indisponibilité des fonds à un taux différent du taux d’intérêt légal. La Cour d’appel a ainsi considéré qu’en « l’absence de preuve d’un préjudice spécifique, la perte de chance peut être évaluée en appliquant à la somme dont la société victime a été privée le taux d’intérêt légal correspondant à un placement sans risque« . Enfin, l’arrêt a également souligné, concernant les demandes au titre du préjudice moral, qu’« aucune présomption de préjudice ne peut être retenue en matière de réparation de pratiques anticoncurrentielles ».
Contributeurs : Blanche Feauveaux et Maurice Nussenbaum