L’APPRÉCIATION DU PRÉJUDICE D’ATTEINTE À LA MARQUE ET À SON IMAGE

« L’appréciation du préjudice d’atteinte à la marque et à son image »
par Maurice Nussenbaum Professeur à l’Université Paris Dauphine
Expert financier agréé par la Cour de cassation
Président de Sorgem Evaluation

Atteinte aux droits privatifs attachés à la marque et à son image

Les préjudices d’atteinte à la marque et à son image sont souvent évoqués à la suite d’autres préjudices tels que la contrefaçon et de manière croissante dans le cadre de litiges contractuels. On analysera ces notions à la suite de la loi du 27 octobre 2007 sur la contrefaçon, qui consacre un chapitre aux marques, ainsi que de la jurisprudence la plus récente. Les analyses présentées par les demandeurs séparent de plus en plus l’atteinte aux droits privatifs attachés à la marque et à son image. Comme pour les autres préjudices, il est nécessaire de démontrer les effets de ces atteintes en vue d’obtenir des tribunaux qu’ils accordent des dommages et intérêts en ce domaine.

L’atteinte à la marque et à l’image de marque : un type de préjudice particulier

L’atteinte à la marque et à l’image de marque constitue un type de préjudice particulier, le plus souvent dérivé directement d’autres actes préjudiciels tels que la contrefaçon ou la concurrence déloyale portant sur des produits, dessins ou modèles. Imaginons une entreprise qui contrefait plus ou moins maladroitement les produits d’une autre ; non seulement elle détourne une part d’activité qui revenait de droit à la victime mais en plus elle porte atteinte à son image en n’exerçant pas les contrôles de qualité qu’elle impose sur ses propres produits. Cependant la seule réparation des actes de contrefaçon portant sur les produits ne suffit pas à remettre la victime en l’état car il existe un effet rémanent qui va persister et qui résulte de l’atteinte à l’image de la marque.

Dans certains cas, cette atteinte à la marque constitue de fait le seul préjudice réel car si la contrefaçon a consisté à vendre des copies à vil prix, que la marque n’aurait jamais vendu, il n’existe pas de pertes de vente immédiate sauf comme conséquence de l’atteinte à l’image de marque. En effet ce qui est atteint c’est l’infaillibilité de la marque, et sa capacité à défendre son système de valeurs car la marque, au-delà de signifier des avantages matériels bien identifiés en offrant une garantie d’une certaine qualité, constitue aussi un ensemble de valeurs immatérielles auxquelles elle permet au consommateur d’accéder, comme l’appartenance à une caste élitiste pour les produits de luxe. Pour pouvoir permettre au consommateur de s’approprier ces valeurs en achetant le produit, la marque a dû investir en recherche – développement et en dépenses marketing. Or si ces valeurs sont attaquées par la contrefaçon, c’est l’efficacité de ces dépenses qui est atteinte et par la même leurs effets sur le marché associé à la marque : une plus grande vulnérabilité des ventes et une plus grande difficulté à maintenir un différentiel de prix associé à cette confiance.

On connaissait dans le domaine de la parfumerie, les effets négatifs des tableaux de concordance par lesquels les fraudeurs faisaient passer les imitations pour des produits de marque dégriffés causant par là un préjudice d’image de marque sanctionné par la cour d’appel de Paris (CA Paris 1982 : Guerlain et Hermès contre Romain d’Honville : ‘’l’usage d’une liste de concordances a entrainé une déprédation des marques citées sur ladite liste et donc une perte de leur valeur patrimoniale, d’autant plus importante que ces marques sont notamment connues dans le domaine de la parfumerie et que les produits présentés comme équivalents étaient de qualité inférieure. L’usage de références aux grandes marques cause aux titulaires de ces marques une perte de clientèle en décourageant les acheteurs d’acquérir leurs parfums sous des noms ainsi discrédités »).

Le préjudice causé à la marque était cependant analysé par son seul effet sur la perte de clientèle.

L’analyse s’est progressivement affinée comme on va le voir avec les exemples cités ci-dessous., au point que l’on distingue aujourd’hui l’atteinte aux droits privatifs de la marque et l’atteinte portée à son image. Au-delà de la perte de clientèle, c’est aussi la perte des investissements réalisés ou également la perte de revenus résultant de l’usage illicite des droits de propriété attachés à la marque auquel dans certains cas la jurisprudence peut ajouter à la fois un préjudice distinct d’atteinte à l’image de marque et un préjudice moral.

Par ailleurs, l’atteinte à l’image de marque peut être invoquée indépendamment de l’atteinte aux droits privatifs attachés à la marque (cf. exemples §2.1.).

On peut ensuite s’interroger sur le caractère patrimonial ou extra patrimonial du préjudice de marque.

Il est qualifié de l’un ou tantôt de l’autre. En fait la marque et son image font partie du patrimoine de l’entreprise même si ils ne figurent pas dans son bilan (ce qui permet de qualifier ce préjudice d’extra patrimonial si l’on considère que le patrimoine de l’entreprise se limite aux éléments inventoriés par le bilan). Cependant, il est aujourd’hui bien établi que le patrimoine de l’entreprise ne se limite pas à son bilan qui ne recense que des éléments acquis par l’entreprise et évalués à leurs coûts historiques ou à leur juste valeur.

Si l’image de la marque est atteinte, c’est un élément du patrimoine de l’entreprise qui est atteint et il va falloir apporter la démonstration des effets de cette atteinte en utilisant des méthodes propres aux actifs patrimoniaux de manière à cerner toutes les dimensions de cette atteinte.

Il va donc falloir procéder en deux temps : le diagnostic et la mesure de l’ampleur des effets.

1. LE DIAGNOSTIC DE L’ATTEINTE A LA MARQUE ET A SON IMAGE PRECEDE LA DEMONSTRATION DU PREJUDICE

il faut d’abord établir les actes préjudiciables, contrefaçon, concurrence déloyale, parasitisme et ensuite caractériser l’atteinte à la marque et à ses droits privatifs et son impact sur l’image de marque

L’atteinte à l’image de marque peut être établie à l’aide d’études marketing. Sont mises en œuvre des études qualitatives portant sur les caractéristiques de l’image ou quantitatives pour mesurer les traits d’image et leur modification (dés lors que l’on est en mesure de faire des comparaisons avant-après) ou encore pour effectuer des comparaisons entre des populations différentes exposées ou non aux fautes préjudiciables.

Les techniques quantitatives s’appuient sur des sondages qui soulèvent dans le domaine judiciaire deux types de questionnement : l’établissement du questionnaire qui doit être établi par des professionnels sans orienter les réponses et les questions d’échantillonnage. Il est fréquent que les questionnaires ainsi que la nature ou la taille des échantillons, fassent l’objet, quant à leur interprétation et leur validité, de discussions devant les tribunaux. Il est en effet important que la formulation des questions n’entraine pas de biais dans les réponses et que la structure des échantillons soit justifiée au regard des règles statistiques. Dans certains cas, l’atteinte à la marque et à son image est évidente et seuls ses effets doivent être mesurés. C’est notamment le cas des ventes de contrefaçons serviles qui ne respectent pas les codes de la marque.

Dans d’autres cas, une enquête ne peut être réalisée et le préjudice ne peut être mesuré de manière précise parce que le fait dommageable n’a eu qu’un impact limité dans le temps et l’espace et ses effets sur l’image de marque sont plus à craindre sur le futur que de manière immédiate sur les ventes. C’est alors le mécanisme de l’impact qu’il convient de démonter et son impact potentiel sur les investissements marketing de l’entreprise.

2. LA MESURE DES EFFETS SUR LA MARQUE EST ESSENTIELLE POUR PERMETTRE DE JUSTIFIER UNE DEMANDE EN REPARATION.

D’une manière générale, il convient d’établir que l’atteinte à la marque et à son image a un impact quantifiable sur l’activité de l’entreprise car un actif incorporel, n’a de valeur pour l’entreprise que s’il contribue directement ou non aux ventes et aux résultats futurs. Un préjudice comprend classiquement des pertes constatées (2.1.) et des manques à gagner (2.2.) et peut également déboucher sur des dépréciations d’actifs (2.3.).

2.1 Les pertes constatées résultant de l’atteinte à l’image de marque

Concernant les pertes constatées, on prendra en compte les coûts encourus pour faire cesser le préjudice ou annuler ses effets négatifs sur l’image à travers notamment des coûts de campagne de communication. C’est notamment le cas quand les produits de l’entreprise sont mis en cause à travers des rappels dont la presse se fait l’écho.

A titre d’exemple, la société TOYOTA a construit son image de constructeur automobile autour des valeurs d’excellence et d’innovation en privilégiant la relation client. Elle a été marquée depuis la fin 2009 par de nombreux rappels automobiles qui ont donné lieu à de nombreuses campagnes d’explications et la fourniture aux clients de services complémentaires non directement liés à l’origine des rappels mais ayant pour objet de restaurer la relation de confiance mise à mal par les rappels.

Il en est de même pour les fabricants de produits alimentaires ou de laboratoires pharmaceutiques qui font l’objet de rappels dus à des malfaçons de sous-traitants dont elles sont elles mêmes victimes. On citera à cet égard deux exemples :

• Le cas des boites de thon PETIT NAVIRE fabriquées par la société Paul PAULET, filiale du groupe américain HEINZ, qui avait donné lieu en mai 2002 à un retrait du marché à la suite d’un risque de contamination et les coûts en résultant, en particulier du fait du retrait des produits contaminés de la vente (TC Quimper 2006 : Ets Paul Paulet c/ Sté Noble Insurance Company Ltd Dublin).

• De même, dans l’affaire opposant la société BOEHRINGER INGELHEIM PHARMA KG et BOEHRINGER INGELHEIM France aux sociétés VG EMBALLAGE et PLASTRA PLASTIQUE (TC Paris mars 2000) à la suite du rappel en août 1999 de flacons de sirop à la suite de défauts constatés sur les bouchons.

Dans ces deux cas, et pour tous les autres de même nature, les rappels ou « recalls » ont entrainé différents types de coûts découlant soit d’obligations réglementaires soit de la volonté de l’entreprise de manifester sa bonne foi vis-à-vis de ses clients. Au-delà des pertes subies, résultant des rappels et de la destruction des stocks, les sociétés subissent également des coûts pour reconstituer l’image atteinte.

C’est ainsi que dans une affaire Jean PATOU c/ Sté FINANCIERE AGACHE, CHRISTIAN LACROIX et JEAN JACQUES PICARD (CA Paris N° 93-18 ; 94-9905 – 1ère chambre – section A) le demandeur a décomposé sa demande d’indemnité résultant du préjudice d’atteinte à la marque et à son image provoqué par le départ de Christian Lacroix pour créer sa propre maison dans le cadre du Groupe Financière Agache, en plusieurs éléments comprenant notamment : le détournement des retombées médiatiques, la perte d’investissements (pour les travaux de création de collection), des investissements à entreprendre pour redévelopper une activité différente de celle détournée par Christian Lacroix et in fine un préjudice stricto sensu de perte d’image, présenté comme la perte d’une partie de la valeur patrimoniale de la société du fait de la suspension de ses activités de haute couture (due au départ de Christian Lacroix). La Cour retiendra que le demandeur n’a pas justifié de la perte définitive du potentiel d’exploitation des marques « due à l’arrêt de l’activité haute couture provoquée par le départ de Christian Lacroix ». Elle ne prendra en compte que les effets de la suspension de cette activité. Ainsi tout en notant que dans le domaine de la haute couture, la valeur du fonds est indépendante de la structure déficitaire de l’activité, elle retiendra un préjudice de 12 MF sur une demande de 120 MF (« les éléments fournis permettent d’évaluer le préjudice résultant de la perte d’image à 12 MF »).

On retiendra de cette décision la décomposition très détaillée par le demandeur du préjudice de marque en différentes composantes complémentaires.

Par des actes de concurrence qualifiés de déloyale, Christian Lacroix s’attribue une image qui appartient à Jean Patou. La valeur de ce détournement d’image est évaluée en deux temps :

• perte de la valeur des retombées médiatiques (car le départ brutal de Messieurs Lacroix et Picard de la société Patou a transformé publicitairement la collection Jean Patou en une collection Christian Lacroix) estimée à partir des articles rédactionnels parus dans la presse à cette occasion,

• pertes d’investissements sur les collections de haute couture et investissements à entreprendre, ce qui a conduit à ne garder dans le préjudice d’image stricto sensu que « la perte du potentiel d’exploitation » des marques.   Plus récemment, dans deux décisions particulièrement intéressantes concernant la contrefaçon dans le commerce électronique, la Cour d’appel de Paris a confirmé la décision du tribunal de commerce de Paris (tout en réduisant le champ des sanctions) qui a condamné eBay à la fois pour l’exploitation des droits appartenant aux titulaires des marques Louis Vuitton et Christian Dior Couture et également pour avoir nui à l’image des dites marques (les deux préjudices se cumulant). L’atteinte à la marque (cf. plus bas §2.2) sera indemnisée en s’appuyant sur l’approche de la redevance indemnitaire (CA Paris 3 septembre 2010 pôle 5 ch. 2 eBay Inc et eBay International AC contre d’une part SA CHRISTIAN DIOR COUTURE et SA LOUIS VUITTON MALLETIER d’autre part).

En ce qui concerne l’atteinte à l’image des marques, les arrêts retiennent que eBay a offert une grande visibilité aux ventes de produits contrefaisants qui se réalisent grâce à ses services et a validé de ce fait la méthodologie retenue par LVMH (rapport Sorgem Evaluation à la fois pour Louis Vuitton et Christian Dior Couture) qui a considéré que pour réparer l’atteinte à l’image des marques de Louis Vuitton et Dior Couture il fallait estimer les dépenses nécessaires à cette reconstitution et qu’il était possible d’estimer ces dépenses à partir des revenus tirés par eBay de la publication sur ses sites des annonces des produits contrefaisants.

De ce fait, les arrêts retiennent le calcul effectué par les sociétés propriétaires des marques (en réduisant cependant le montant accordé du fait de la réduction du champ géographique et du taux de contrefaçon servant de base au calcul) qui consiste à retenir le montant investi par les vendeurs de contrefaçon pour insérer les annonces litigieuses parues sur le site eBay en le multipliant par un coefficient 4 pour tenir compte de la plus grande difficulté et du coût pour contrer une atteinte à l’image que pour la provoquer.

La Cour retient en effet qu’il faut tenir compte de la large diffusion des annonces en cause et de la très forte notoriété des signes tant de Dior que de Louis Vuitton qui font l’objet de campagnes de communication lourdes et constantes ; ce coefficient 4 est également justifié par le caractère ‘’viral’’ de la diffusion des messages sur internet et notamment des annonces nuisibles aux marques et par les coûts largement plus élevés, par rapport à ceux des annonces insérées sur eBay, des annonces que doivent subir les marques visées pour organiser leur riposte en ayant recours de manière répétée à des médias plus traditionnels pour être cohérents avec leur image, qui sont plus couteux que les annonces publiées sur internet.

2.2. Les profits perdus ou manques à gagner découlant de l’atteinte à la marque et à son image

Dans la décision Jean PATOU c/ Sté FINANCIERE AGACHE, CHRISTIAN LACROIX et JEAN JACQUES PICARD évoquée plus haut, la valeur perdue des droits de propriété appartenant à Jean Patou est appréhendée au travers du détournement des retombées médiatiques et de la perte de valeur d’un fonds de commerce dû à la suspension de l’activité haute couture. La démonstration de pertes subies n’est pas toujours possible et le préjudice existe quand bien même cette démonstration ne serait pas possible car la contrefaçon porte atteinte à des droits privatifs qui ont vocation à générer des revenus.

La loi du 29 octobre 2007 s’est depuis affranchie de cette nécessité de vérifier l’existence de pertes subies pour indemniser l’utilisation de droits appartenant à des titulaires de marques à travers la redevance indemnitaire qui constitue ainsi un manque à gagner résultant de l’atteinte au droit privatif que constitue la marque. C’est ce qui est prévu par la loi du 29 Octobre 2007 concernant la lutte contre la contrefaçon au titre du chapitre V art L 716-4 , relatif aux marques qui prévoit « à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée ‘’ que la juridiction ‘’ puisse allouer à titre de dommages et intérêts, une somme forfaitaire qui ne puisse être inférieure au montant des redevances qui auraient été dues si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il est fait atteinte ‘’

Pour déterminer les profits perdus ou manques à gagner résultant de l’atteinte à la marque et à son image, il convient de distinguer ceux qui découlent directement des ventes déplacées et ceux que l’on déduit de l’exploitation indue des droits attachés à l’usage de ces marques dès lors que l’on ne peut déterminer explicitement la marge perdue sur les ventes de produits contrefaisants car les produits sont très différents quant à leur qualité et leur prix.

Lorsqu’il n’est pas possible de déterminer de manière fiable la quantité de ventes perdues, l’atteinte à l’image de marque s’analyse comme l’utilisation fautive, et non autorisée, de signes appartenant à la marque et il est alors possible de faire reposer la réclamation en se référant à la licence implicite (et illicite) utilisée par l’auteur du dommage et de déterminer ainsi à titre d’indemnisation plancher ce qu’aurait rapporté un contrat de licence.

Cependant le taux de redevance ne peut-être égal à celui d’un vrai contrat conclu entre des parties consentantes puisque par définition, la victime n’est pas consentante. Il convient donc d’appliquer un taux majoré par rapport aux taux de comparaison pour que le taux de référence qui correspond à un usage licite ne compense pas des désagréments provoqués par l’usage illicite. On retient généralement un multiple du taux de comparaison (entre 1,5 et 4 comme on va l’illustrer avec des exemples ci-dessous). En fait le seul taux qui serait acceptable pour la victime serait celui qui priverait l’auteur du dommage des bénéfices de ses actes litigieux car ce taux le dissuaderait d’utiliser des signes qui ne lui appartiennent pas. Cette problématique a été reconnue dans la loi d’octobre 2007 sur la contrefaçon puisqu’elle prévoit de tenir compte, pour déterminer l’indemnité, des bénéfices réalisés par le contrefacteur.

Contrairement à ce qui a pu être écrit à cet égard, il ne s’agit pas nécessairement de dommages punitifs au sens strict mais de la détermination d’un prix qui serait acceptable pour la victime et ce prix est justement celui qui, au minimum retire à l’auteur du dommage les bénéfices de ses actes litigieux.

En effet dans la notion de dommages punitifs, on recherche effectivement la dissuasion. Le multiple conduit à infliger à l’auteur du dommage une sanction qui est généralement égale à un multiple des bénéfices qu’il a tirés de ses actes, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans la conception présente puisqu’on cherche d’abord à récupérer ce qu’il a gagné, ce qui conduit à utiliser un multiple des dommages subis (par exemple l’utilisation des ‘’treble damages‘’ en droit de la concurrence aux Etats Unis) pour tenir compte de la probabilité d’appliquer effectivement la sanction dans un contexte généralement délictuel. Or dans le cas présent il s’agit de trouver le taux de licence qui serait acceptable pour la victime qui par définition n’en accepterait aucun et ne peut être indemnisée que par un taux qui prive l’auteur du dommage de tout avantage. L’utilisation du multiple n’est que le moyen de constater le trouble créé par l’usage illicite et d’approcher ce taux qui correspond aux avantages qu’en retire l’auteur du dommage.

Dans certains cas, le préjudice subi du fait du manque à gagner peut effectivement être supérieur au bénéfice tiré par l’auteur du dommage et la sanction pourra présenter de fait un caractère punitif, mais on se situe toujours dans le strict cadre de la réparation intégrale car la victime ne recevra pas plus que ce qui correspond à son coût d’opportunité.

Dans les mêmes jurisprudences opposant le groupe LVMH (Louis Vuitton et Christian Dior Couture) à eBay, la cour a considéré, concernant l’exploitation indue des droits appartenant aux titulaires des marques Louis Vuitton et Dior Couture que les sociétés du groupe LVMH avaient subi un préjudice résultant de l’utilisation par les contrefacteurs, avec la complicité d’eBay, des droits de propriété intellectuelle constitués par les marques Louis Vuitton et Dior Couture sans le consentement du titulaire de ces droits. Il en est résulté un manque à gagner qui a été déterminé par LVMH (cf. rapport Sorgem Evaluation) en s’appuyant sur l’approche dite de la redevance indemnitaire. En effet, eBay a perçu des commissions versées sur les ventes réalisées par les contrefacteurs qui ont utilisé les marques Louis Vuitton et Christian Dior Couture. Ces commissions étaient illicites car eBay s’est substituée aux titulaires des marques pour percevoir des redevances qui revenaient normalement aux titulaires des marques. L’indemnité est calculée en multipliant par un coefficient 2 ces redevances en considérant que ces ventes n’ayant pas été voulues par les titulaires des droits, l’indemnité doit prendre en compte l’effet perturbant pour leur stratégie. La solution retenue s’inscrit à la fois dans la perspective tracée par la loi de 2007 sur la contrefaçon qui prévoit une redevance indemnitaire comme valeur plancher pour l’indemnité et aussi sur des décisions relatives à la fois aux brevets (Paris 12 nov. 1991, Ann propriété Ind 1992.206 ; Com, 1er mars 1994, BIV, n° 84) et aux marques (Piper Heidsieck /Vranken CA Paris 3 Février 2006). En l’espèce, on a bien un caractère punitif à la sanction puisque eBay restitue plus qu’elle n’a perçu.

On constate que cette indemnisation couvre la compensation de l’utilisation des droits de PI sans l’accord de leur titulaire et correspond au manque à gagner théorique que cette utilisation génère. Elle est complémentaire de celle exposée plus haut qui vise à réparer l’avilissement de la marque et de son image.

Dans l’affaire PIPER HEIDSIECK (CA Paris 3 Février 2006 – Société Charles Lafitte c/ SA Piper Heidsieck) la contrefaçon portait sur l’utilisation d’un code couleur (nuance de rouge) appartenant à Piper Heidsieck et utilisé par lui pour ses étiquettes et la signalétique de ses points de vente ainsi que pour ‘’une campagne publicitaire très importante sur la couleur rouge qu’elle retenait pour commercialiser ses champagnes‘’.

La Cour retient qu’il a été fait un usage illicite des marques qui ouvre droit à réparation et la cour avait déjà (avant même la loi de 2007) retenu le principe d’une redevance indemnitaire majorée puisqu’elle avait considéré que la redevance applicable devait être multipliée par 2 ‘’afin de prendre en compte le préjudice de la société PIPER HEIDSIECK qui n’a pu librement convenir d’un taux de redevance ‘’. Dans cette affaire également, la Cour avait retenu qu’il fallait ajouter à cette indemnisation de l’utilisation illicite des droits de propriété celle correspondant à l’atteinte à l’image des marques (la société Champagne Charles Lafitte a ‘’porté atteinte à leur image –des marques – en les galvaudant ; qu’il s’agit d’un préjudice autre que celui tenant au préjudice ci-dessus retenu ’’ ). La motivation est là encore axée sur une volonté de réelle réparation intégrale et non de dommages punitifs. Tant pis, si les dommages dépassent le bénéfice qu’en a tirés l’auteur du dommage. L’évaluation du quantum de ce dernier préjudice sera cependant néanmoins fortement réduite (sans réelle motivation), par rapport à la demande comme si la cour l’avait assimilé à un préjudice moral.

2.3 Le cas particulier du préjudice moral

Il est souvent qualifié d’extra patrimonial et rajouté au préjudice d’image de marque bien que selon nous, il se rapporte au patrimoine de l’entreprise . C’est ainsi que dans la décision eBay, la cour a reconnu le caractère patrimonial d’un tel préjudice puisqu’elle indique que ‘’la fixation du montant de la réparation de ce préjudice doit adopter une approche comparable à celle précitée en partant des revenus perçus par eBay au titre de l’insertion et de la mise en valeur de ces annonces ‘’.

Elle y avait d’ailleurs ajouté une indemnisation du préjudice moral « né de l’atteinte que les actes de contrefaçon portent aux valeurs et exigences qui sont les siennes ». Le demandeur avait en effet invoqué « une atteinte à ses efforts et aux valeurs de créativité, d’originalité, de qualité et de raffinement qu’elle veut incarner ».

2.4. La difficulté de la prise en compte des dépréciations d’actifs

En plus du manque à gagner strictement déterminé sur la base des ventes perdues on peut également évoquer la dépréciation du fonds de commerce dont la mesure peut-être délicate tout d’abord méthodologiquement et ensuite parce qu’elle n’est pas nécessairement irréversible (cf. le cas PATOU ci-dessus où la Cour a considéré que cette perte ne pourrait être qualifiée de définitive).

Dans le cas des sociétés cotées, on peut déterminer l’impact de l’atteinte à la marque et à son image de marque sur la valeur des actifs de l’entreprise à une date donnée à partir des cours de bourse. Ces derniers sont le reflet de la volonté du patrimoine de l’actionnaire mais indiquent également quelle est la valeur de l’entreprise perçue par le marché à un instant t et par là même de son fonds de commerce et de ses actifs incorporels dont sa ou ses marques. Il est possible d’analyser l’impact d’une atteinte à l’image de marque en observant les réactions anormales des cours boursiers par rapport à un événement particulier et notamment une atteinte à l’image de marque. Les réactions anormales sont calculées en déterminant, à l’aide d’un modèle approprié ce que devraient être les réactions normales. C’est ainsi que l’on a mesuré dans l’exemple TOYOTA évoqué plus haut que la destruction de valeur liée à l’ensemble des rappels de véhicules s’étendant de la fin 2009 à la fin du premier semestre 2010 a entrainé une destruction de valeur pour le groupe Toyota de 14% sur le NYSE et 11% sur le NIKKEI (N. Chevillard et M Turpin : Application de la méthode d’étude d’évènement à l’impact d’une crise : étude du cas Toyota. Mémoire de fin d’étude sous la direction du professeur M. Nussenbaum – Master de finance N°225 – Paris Dauphine).

Doit-on pour autant indemniser la victime d’une telle dépréciation perçue à partir des cours boursiers ?

Il faudrait pour cela démontrer son caractère irréversible. C’est notamment le cas si les actifs concernés de la société ou les actions détenues par l’actionnaire ont été cédées.

Cependant en général, la mesure directe de la dépréciation de la valeur de la marque est souvent difficile parce qu’elle suppose que l’on dispose d’une mesure de cette valeur avant les évènements répréhensibles pour la comparer avec la même mesure effectuée après coup ce qui est rarement le cas d’autant plus qu’il faut pouvoir isoler dans la perte de la valeur la part qui découle directement des faits incriminés.

3. EN CONCLUSION, ON PEUT METTRE EN AVANT PLUSIEURS OBSERVATIONS QUI ONT UNE FORTE IMPLICATION PRATIQUE :

• Le préjudice d’image de marque est complémentaire du préjudice d’atteinte à la marque. Il est de plus en plus reconnu par les tribunaux à condition d’être démontré dans ses effets ; il peut résulter le plus souvent d’actes de contrefaçons ou de concurrence déloyale. Ce préjudice comprend plusieurs composantes qui, si elles sont distinguées, recouvrent souvent des réalités aux contours fluctuants.

• Le préjudice primitif, contrefaçon portant sur les dessins, modèles et produits ou concurrence déloyale peut avoir des effets spécifiques en terme de pertes de ventes et par la même de marges passées ou futures. Il peut même s’agir d’une perte définitive s’assimilant à une perte partielle de fonds de commerce, mais il peut aussi ne pas avoir d’effets de ce type, facilement identifiables lorsque les contrefaçons s’adressent à des marchés différents de ceux de la marque par l’avilissement qu’elles impliquent. De ce fait, le préjudice réside alors en premier lieu dans l’utilisation indue des droits appartenant au titulaire de la marque. Ce préjudice constitue un manque à gagner et se répare en prenant en compte les différentes options prévues par l’article .

L 716-14 de la loi du 29-10-2007 et notamment les bénéfices réalisés par le contrefacteur. A titre d’alternative, on peut appliquer une redevance majorée pour tenir compte du caractère non autorisé de l’utilisation des droits. Dans ce contexte, la sanction peut dépasser les bénéfices qu’en a tirés l’auteur du dommage mais on ne peut parler à cet égard de dommages punitifs puisqu’il s’agit avant tout de réparer le dommage subi.

• L’atteinte à l’image constitue théoriquement un préjudice distinct, conséquence du précédent ; elle se répare en estimant le coût de reconstitution de l’image, atteinte par les procédés répréhensibles. Elle peut aussi entrainer des pertes de revenus futurs du fait de l’affaiblissement du pouvoir distinctif et par là même attractif de la marque sur les consommateurs. Il s’agit alors de réparer la dévalorisation de son statut.

• Enfin les tribunaux peuvent également prendre en compte, mais plutôt à titre subsidiaire, le préjudice moral lorsque l’atteinte vise les valeurs et exigences de la marque. De notre point de vue, cette dimension rejoint la précédente lorsque les valeurs et par là même les attributs de la marque sont atteints et affectent son potentiel de développement futur.

• En conséquence, ce préjudice s’avère à la fois délicat à justifier et nécessite une analyse économique détaillée pour en apprécier les effets.

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